CHAPITRE XIV

Maxim téléphona le lendemain matin pour dire qu’il serait de retour vers sept heures. C’est Frith qui lui répondit. Maxim ne demanda pas à me parler. J’entendis la sonnerie du téléphone tandis que je prenais mon petit déjeuner et je pensais que Frith allait venir dans la salle à manger et dire : « Monsieur demande madame au téléphone. « J’avais posé ma serviette et m’étais levée. Mais Frith vint dans la salle à manger et me fit la commission.

Je me rassis devant mes œufs au jambon en me demandant ce que j’allais faire de ma journée. J’avais mal dormi ; peut-être parce que j’étais seule dans la chambre. Je m’étais réveillée plusieurs fois après des rêves angoissants. Nous nous promenions dans les bois, Maxim et moi, et il marchait un peu en avant de moi. Je ne pouvais le rejoindre. Je ne pouvais pas voir son visage. Rien que son dos devant moi tout le temps. J’avais dû pleurer en dormant, car lorsque je m’éveillai au matin, l’oreiller était humide, et en me regardant dans la glace, je vis mes yeux gonflés. J’étais laide. Je mis un peu de rouge sur mes joues, essayant lamentablement de me donner bonne mine. Mais c’était pire.

Vers dix heures, comme j’émiettais du pain pour les oiseaux sur la terrasse, la sonnerie du téléphone retentit de nouveau.

Cette fois, c’était pour moi. Frith vint me dire que Mme Lacy désirait me parler.

« Allô ! Béatrice, dis-je.

— Allô ! ma chère, comment allez-vous ? « dit-elle.

Sa voix au téléphone était bien dans son caractère, brusque, presque masculine, rapide. Puis, sans attendre ma réponse : « J’avais envie d’aller voir grand-mère cet après-midi. Je déjeune chez des gens à une trentaine de kilomètres de chez vous. Voulez-vous que je passe vous prendre et que nous allions ensemble chez la vieille dame ? Il serait temps que vous fassiez sa connaissance.

— J’en serais enchantée, Béatrice, dis-je.

— Parfait. Entendu. Alors je passerai vous prendre vers trois heures et demie. Giles a vu Maxim au banquet hier soir. Chère médiocre, mais excellents vins, à ce qu’il m’a dit. Alors, ma chère, à tout à l’heure. »

Le déclic du récepteur, elle était partie. Je retournai dans le jardin. J’étais contente qu’elle eût téléphoné pour me proposer d’aller voir sa grand-mère. Cela brisait la monotonie de la journée. Le temps me paraissait si long jusqu’à sept heures. Je n’avais plus mon humeur de vacances. Je n’avais plus envie de m’en aller avec Jasper dans la Vallée Heureuse, de descendre dans la crique et de jeter des galets dans l’eau. L’impression de liberté s’était évanouie et avec elle le désir enfantin de courir sur les pelouses en sandales. J’allai m’asseoir dans la roseraie avec un livre, le limes et mon tricot.

J’essayai de fixer mon attention sur les colonnes du journal, puis de me plonger dans l’intrigue compliquée du roman que je tenais. Je ne voulais pas penser à l’après-midi de la veille et à Mrs. Danvers. J’essayais d’oublier qu’elle était dans la maison en ce moment en train de m’épier peut-être par une des fenêtres. Quand, par instants, je levais les yeux de dessus mon livre pour regarder le jardin, j’avais la sensation de n’être pas seule.

Le déjeuner vint heureusement mettre fin à cette longue matinée. L’impeccable service de Frith et le visage naïf de Robert me distrayaient mieux que mon livre et mon journal. À trois heures et demie tapant, j’entendis l’auto de Béatrice tourner l’allée et s’arrêter devant le perron. Je courus à sa rencontre, toute prête, mes gants à la main. « Eh bien, ma chère, me voici. Quel beau temps, n’est-ce pas ? « Elle claqua la portière de la voiture derrière elle et monta le perron. Elle me donna un petit baiser dur au hasard, près de l’oreille.

« Vous n’avez pas bonne mine, me dit-elle tout de suite en m’examinant. Vous êtes beaucoup trop maigre de figure, et pâle. Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Rien, dis-je humblement, ne sachant que trop les défauts de mon visage. Je n’ai jamais beaucoup de couleurs.

— Oh ! Vous n’étiez pas comme ça la dernière fois que je vous ai vue.

— C’est sans doute le hâle d’Italie qui n’a pas tenu, dis-je en montant en voiture.

— Ah ! S’exclama-t-elle, vous êtes bien comme Maxim. Vous ne supportez aucune observation sur votre santé. Claquez la porte, sans ça elle ne fermera pas. « Nous partîmes, descendant l’allée un peu vite. « Vous n’attendez pas un enfant, par hasard ? me dit-elle en tournant vers moi ses yeux bruns de faucon.

— Non, répondis-je, gênée, non, je ne crois pas.

— Pas de nausées le matin et autres choses de ce genre ?

— Non.

— C’est vrai que ça ne prouve rien. Je ne me suis jamais sentie mieux que pendant que j’attendais Roger. J’ai encore joué au golf la veille de sa naissance. Il ne faut pas être gênée devant les choses de la nature, vous savez. Si vous aviez le moindre doute, il vaudrait mieux me le raconter.

— Non, vraiment, Béatrice, il n’y a rien à raconter.

— Je dois dire que j’espère que vous aurez bientôt un héritier. Cela serait excellent pour Maxim. J’espère que vous ne faites rien contre.

— Bien sûr que non, dis-je, et je songeai : « Quelle drôle de conversation ! »

« Ne vous choquez pas, dit-elle. Il ne faut pas prendre en mauvaise part ce que je dis. Après tout, les jeunes femmes d’aujourd’hui ont bien le droit de faire ce qui leur plaît. C’est un sacré embêtement, quand on aime chasser, de se trouver enceinte dès la première saison. Cela suffit à gâcher un ménage si tous les deux sont chasseurs. Dans votre cas, évidemment, ça n’aurait pas d’importance. Les bébés n’empêchent pas de dessiner. À propos, comment va le dessin ?

— Je n’en fais pas beaucoup, dis-je.

— Oh ! Vraiment ? Il fait pourtant un vrai temps à s’asseoir dehors. Dites-moi, est-ce que mes livres vous ont intéressée ?

— Oui, beaucoup. Vous m’avez fait un joli cadeau, Béatrice. »

Elle eut l’air satisfait. « Contente que vous les aimiez », dit-elle.

L’auto allait de plus en plus vite. Elle ne levait pas le pied de l’accélérateur et prenait tous les tournants à angle aigu.

« Roger entre à Oxford le trimestre prochain, reprit-elle. Dieu sait ce qu’il va y faire. Quelle perte de temps ! C’est mon avis et celui de Giles, mais nous ne savions vraiment pas quoi faire de lui. Il est tout à fait comme Giles et moi. Il ne s’intéresse qu’aux chevaux. À quoi pense cette auto devant nous ? Pourquoi n’avez-vous pas sorti votre main, mon vieux ? Vraiment, il y a des gens sur les routes qu’on devrait tuer. »

Nous débouchions sur une grand-route, évitant de justesse une auto devant nous.

« Vous avez eu des invités ? demanda-t-elle.

— Non, nous avons mené une vie très calme.

— C’est beaucoup mieux, dit-elle. C’est une corvée, je le dis toujours, que ces grandes réceptions. Vous n’en verrez jamais chez nous. Nous avons beaucoup de voisins très gentils, et nous sommes très intimes avec tout le monde. On dîne les uns chez les autres et on joue au bridge sans se mettre en frais pour des étrangers. Vous jouez au bridge ?

— Pas très bien, Béatrice.

— Oh ! Ça ne fait rien, du moment que vous connaissez le jeu. Ce qui m’agace, ce sont les gens qui refusent d’apprendre. Qu’est-ce que vous voulez que l’on fasse d’eux, en hiver, entre le thé et le dîner, et après le dîner ? On ne peut tout de même pas rester assis à parler. »

Je me demandais pourquoi. Mais mieux valait ne rien dire.

« C’est très amusant maintenant que Roger est grand, continua-t-elle. Il amène des amis et on s’amuse vraiment beaucoup. Vous auriez vu ça si vous aviez été chez nous à Noël. Nous avons joué aux charades. Giles était dans son élément. Il adore se déguiser, et après un ou deux verres de champagne, c’est le type le plus drôle qu’on puisse imaginer. Nous disons souvent qu’il a raté sa vocation et qu’il aurait dû faire du théâtre. »

Je songeai à Giles et à son visage de pleine lune, à ses lunettes d’écaille. J’avais l’impression que sa drôlerie après le champagne me gênerait. Il me sembla désagréablement vraisemblable que nous fussions invités à passer le prochain Noël chez Béatrice. Peut-être pourrais-je avoir la grippe ?

Elle continua à conduire quelque temps sans parler.

« Et comment va Maxim ? reprit-elle au bout d’un moment.

— Très bien, merci, dis-je.

— Content, heureux et tout ?

— Oui, oui, assez. »

La traversée d’une ruelle de village accapara son attention. Je me demandais s’il fallait lui parler de Mrs. Danvers. À propos de ce type, Favell. J’avais un peu peur qu’elle ne gaffât et n’en parlât à Maxim.

« Béatrice, dis-je, me décidant tout de même, est-ce que vous avez entendu parler de quelqu’un qui s’appelle Favell, Jack Favell ?

— Jack Favell, répéta-t-elle. Oui, je connais ce nom. Attendez, Jack Favell. Mais oui. Une espèce de mufle. Je l’ai rencontré une fois, il y a des années.

— Il est venu hier à Manderley, voir Mrs. Danvers.

— Tiens ? Oh ! Après tout, peut-être qu’il voulait...

— Quoi ? Dis-je.

— Je crois qu’il était le cousin de Rebecca. »

Je fus très étonnée. Ce n’était pas ainsi que j’aurais imaginé un parent de Rebecca. Jack Favell, son cousin !.

« Oh ! Dis-je, je ne savais pas ça.

— Il avait probablement l’habitude de venir souvent à Manderley, dit Béatrice. Je ne peux vous dire. J’y allais moi-même très rarement. »

Elle parlait brièvement, comme si elle ne tenait pas à s’étendre sur ce sujet :

« Il ne m’a pas beaucoup plu, dis-je.

— Je m’en doute », fit Béatrice.

Elle n’en dit pas davantage et je jugeai moi-même plus sage de ne pas lui raconter que Favell m’avait demandé le secret de sa visite. C’était bien compliqué, et d’ailleurs nous arrivions à destination. Une grille blanche et une allée de gravier.

« N’oubliez pas que la vieille dame est presque aveugle, dit Béatrice, et elle n’est pas trop bien en ce moment. J’ai téléphoné à l’infirmière pour annoncer notre visite. »

La maison était grande, en briques rouges. Fin dix-neuvième probablement. Ce n’était pas une jolie maison. On voyait d’un regard qu’elle était administrée par un personnel nombreux et impeccable. Et tout cela pour une vieille dame presque aveugle.

Une coquette femme de chambre ouvrit la porte.

« Bonjour, Nora, comment allez-vous ? dit Béatrice. Et comment va grand-mère ?

— Comme ci, comme ça, madame. Un jour bien, un jour mal. Elle va être contente de vous voir. »

Elle me regardait avec curiosité.

« C’est Mme Maxim », lui dit Béatrice.

Par un petit vestibule et un salon encombré de meubles, nous arrivâmes à une véranda ouverte sur une pelouse carrée. Des vases de pierre pleins de géraniums rouges garnissaient le perron. Dans un coin de la véranda, il y avait un fauteuil à roulettes. La grand-mère de Béatrice y était assise, soutenue par des oreillers et enveloppée dans des châles. En m’approchant, je vis qu’elle avait une ressemblance marquée et presque gênante avec Maxim. C’est comme cela que serait Maxim s’il était vieux, s’il était aveugle. L’infirmière, assise à son côté, se leva et mit un signet vans le livre qu’elle lisait à haute voix. Elle sourit à Béatrice.

Béatrice lui serra la main et me présenta.

« Grand-mère a très bonne mine, dit-elle. Je me demande comment elle fait à quatre-vingt-six ans. s Nous voici, grand-mère, dit-elle en élevant la voix. Nous sommes arrivées saines et sauves. »

La vieille dame tourna la tête vers nous.

« Chère Béa, dit-elle, comme tu es gentille de venir me voir. Ce n’est guère amusant ici pour toi. »

Béatrice se pencha vers elle et l’embrassa.

« Je t’amène la femme de Maxim, dit-elle. Elle aurait voulu venir te voir plus tôt, mais Maxim et elle ont eu beaucoup à faire. »

Béatrice me poussa dans le dos. « Embrassez-la », souffla-t-elle. Je me penchai et embrassai la joue de la vieille dame. Elle toucha mon visage de ses doigts.

« Bonne fille, me dit-elle. C’est si gentil de venir. Je suis bien contente de vous voir. Vous auriez dû amener Maxim.

— Maxim est à Londres, dis-je. Il rentre ce soir.

— Il faudra l’amener la prochaine fois. Asseyez-vous dans le fauteuil, chère, pour que je vous voie. Et toi, Béa, de l’autre côté. Comment va mon cher Roger ? C’est un méchant garçon, il ne vient jamais.

— Il viendra cet été, hurla Béatrice. Tu sais qu’il quitte Eton pour Oxford.

— Oh ! Mon Dieu, mais ce doit être un vrai jeune homme. Je ne le reconnaîtrai pas.

— Il est déjà plus grand que Giles », dit Béatrice.

Elle continua de parler de Giles et de Roger, de chevaux et de chiens. L’infirmière sortit son tricot et se mit à faire cliqueter ses aiguilles. Elle se tourna vers moi, très cordiale, très gaie.

« Est-ce que vous vous plaisez à Manderley, madame ?

— Oh ! Oui, beaucoup.

— C’est très beau, n’est-ce pas, dit-elle en faisant sauter ses aiguilles. Oh ! bien sûr, nous n’y allons plus, elle n’en serait pas capable. Je le regrette bien. J’aimais beaucoup nos séjours à Manderley.

— Vous pourriez venir seule, un jour, dis-je.

— Merci, avec grand plaisir. J’espère que M. de Winter va bien.

— Très bien.

— Vous avez fait votre voyage de noces en Italie, n’est-ce pas ? La carte postale de M. de Winter nous a fait tellement plaisir. »

Je me demandais si elle employait le « nous « dans son sens royal, ou bien si elle considérait que la grand-mère de Maxim et elle ne faisaient qu’une.

« Ah ! il vous a envoyé une carte ? Je ne me rappelle pas.

— Mais oui. Nous étions ravies. Nous aimons beaucoup ces choses-là. Nous avons un album où nous collons toutes les choses de la famille. Toutes les choses agréables, naturellement.

— Comme c’est gentil », dis-je.

J’entendais des bribes de la conversation de Béatrice, de l’autre côté.

« Il a fallu abattre ce vieux Marksman, disait-elle. Tu te rappelles bien Marksman ? Le meilleur chien de chasse que j’aie jamais eu.

— Oh ! ce vieux Marksman, dit la grand-mère.

— Oui, pauvre vieux ! Il était devenu aveugle.

— Pauvre vieux », répéta la vieille dame.

Il me sembla que ce n’était peut-être pas de très bon goût de parler de cécité et je regardai l’infirmière. Elle remuait toujours activement ses aiguilles.

« Est-ce que vous chassez, madame ? me demanda-t-elle.

— Non, malheureusement.

— Vous y viendrez peut-être. Nous adorons tous la chasse dans ce pays.

— Mme de Winter s’intéresse beaucoup à l’art, dit Béatrice à l’infirmière. Je lui ai dit qu’il y avait des tas de coins à Manderley qui feraient de jolis tableaux.

— Pour ça, oui, approuva l’infirmière, interrompant un instant sa fureur de tricot. Quel joli passe-temps ! J’avais une amie qui faisait des merveilles avec son crayon. Une fois, nous avons été ensemble en Provence pour Pâques. Ce qu’elle a pu faire de jolis croquis !

— Nous parlons de dessin, cria Béatrice à sa grand-mère. Tu ne savais pas que nous avions une artiste dans la famille.

— Qui est une artiste ? dit la vieille dame. Je n’en connais pas.

— Ta nouvelle petite-fille. Demande-lui ce que je lui ai donné comme cadeau de noce. »

Je souris, attendant la question. La vieille dame tourna la tête vers moi.

« Qu’est-ce que Béa me raconte ? dit-elle. Je ne savais pas que vous étiez une artiste. Nous n’avons jamais eu d’artiste dans la famille.

— Béatrice plaisante, dis-je. Je ne suis pas une vraie artiste. J’aime dessiner, mais je n’ai jamais appris. Béatrice m’a fait cadeau de très beaux livres.

— Oh ! dit-elle tout étonnée, Béatrice vous a donné des livres ? C’est apporter de l’eau à la rivière. Il y a déjà tellement de livres dans la bibliothèque de Manderley. »

Elle rit franchement. Béatrice avait l’air un peu vexée. Je lui souris pour lui marquer ma sympathie, mais je ne crois pas qu’elle le vit.

« Je veux mon thé, dit la vieille dame agressivement. Est-ce qu’il n’est pas encore quatre heures et demie ? Pourquoi Nora ne sert-elle pas ?

— Comment, déjà faim après notre copieux déjeuner ? « dit l’infirmière en se levant avec un large sourire à sa malade.

Je me sentais assez fatiguée et je me demandais, tout en me blâmant de mon cynisme, pourquoi les vieilles gens sont parfois une telle charge. Charge pire que les petits enfants ou les jeunes chiens, parce qu’il faut être poli. J’étais assise, les mains sur mes genoux, prête à approuver tout ce qu’on dirait. L’infirmière tapotait les oreillers et remontait les châles.

La grand-mère de Maxim la laissait faire avec patience. Elle ferma les yeux comme si elle aussi était fatiguée. Elle ressemblait plus que jamais à Maxim. Je l’imaginais jeune, grande, élégante, faisant le tour des écuries de Manderley, en relevant sa longue jupe pour qu’elle ne traînât pas dans la boue. Je voyais la taille fine, le col montant, je l’entendais commander la voiture pour deux heures. Tout cela était fini maintenant pour elle, tout cela était passé. Son mari était mort depuis quarante ans, son fils depuis quinze. Elle devait rester ici dans cette maison avec son infirmière jusqu’à ce que vînt son heure de mourir. Je songeais combien peu nous connaissons les pensées des vieilles gens. Nous comprenons les enfants, leurs jeux, leurs espoirs et leurs illusions. J’étais une enfant, hier. Je n’avais pas oublié. Mais la grand-mère de Maxim, assise dans ses châles, avec ses pauvres yeux aveugles, qu’éprouvait-elle, que savait-elle ? Savait-elle que Béatrice bâillait et regardait sa montre ? Devinait-elle que nous étions venues la voir parce que nous pensions que c’était bien, que c’était notre devoir, et afin que, en rentrant chez elle, ensuite, Béatrice pût dire : « Maintenant, j’ai la conscience tranquille pour trois mois « ?

Pensait-elle jamais à Manderley ? Se rappelait-elle avoir pris le thé sous le marronnier ? Ou bien tout cela était-il oublié, aboli, et ne restait-il plus rien derrière ce visage calme et pâle que de petites douleurs et d’étranges petits malaises, une gratitude confuse lorsque brillait le soleil, un frisson quand le vent soufflait ?

J’aurais voulu poser mes mains sur son visage et en effacer les années. J’aurais voulu la voir jeune comme elle l’avait été, avec des joues roses et des cheveux châtains, alerte, active comme Béatrice à son côté, et parlant comme elle de chasse, de chiens et de chevaux ! Et non pas assise ainsi, les yeux fermés, tandis que l’infirmière lui tapotait ses oreillers.

« Nous sommes gâtées aujourd’hui, dit l’infirmière. Il y a des sandwiches au cresson pour le thé. Nous aimons les sandwiches au cresson, n’est-ce pas ?

— C’est le jour du cresson ? dit la grand-mère de Maxim en redressant la tête et en se tournant vers la porte. Vous ne me l’aviez pas dit. Pourquoi est-ce que Nora ne sert pas ?

— Je ne voudrais pas faire votre métier pour tout l’or du monde, dit Béatrice à mi-voix à l’infirmière.

— Oh ! j’ai l’habitude, madame, dit-elle en souriant. Bien sûr, nous avons nos mauvais jours, mais ce pourrait être bien pire. Elle est très facile dans l’ensemble. Et puis, le personnel est très complaisant. C’est vraiment le principal. Voilà Nora. »

La femme de chambre apportait une petite table de jardin et une nappe blanche.

« Comme vous avez mis longtemps, Nora, grommela la vieille dame.

— Il est juste la demie, madame », dit Nora d’une voix particulièrement aimable et gaie comme celle de l’infirmière. Je me demandais si la grand-mère de Maxim se rendait compte que les gens lui parlaient sur ce ton. Je me demandais quand ils avaient commencé et si elle l’avait remarqué. Peut-être s’était-elle dit : « Ils croient que je suis vieille. Comme c’est ridicule ! « et puis, peu à peu, elle s’y était habituée, et, maintenant, c’était comme s’ils avaient toujours parlé ainsi, cela faisait partie de son univers. Mais la jeune femme aux cheveux châtains et à la taille fine qui donnait du sucre aux chevaux, où était-elle ?

Nous approchâmes nos chaises de la petite table et commençâmes à manger des sandwiches au cresson. L’infirmière en préparait d’un pain spécial pour la vieille dame.

« J’espère que nous sommes gâtées ! « disait-elle.

Je vis un lent sourire passer sur le calme visage.

« J’aime bien le cœur du cresson », dit la vieille dame.

Le thé était bouillant. L’infirmière buvait le sien à petites gorgées.

« Le thé est bien chaud aujourd’hui, dit-elle en hochant la tête vers Béatrice. Vous n’imaginez pas le mal que j’ai à obtenir ça. Je répète et je répète. On ne m’écoute pas.

— Oh ! ils sont tous les mêmes, ne m’en parlez pas », dit Béatrice.

La vieille dame remuait son thé avec sa cuiller, les yeux au loin. J’aurais voulu savoir à quoi elle pensait.

« Vous avez eu beau temps en Italie ? demanda l’infirmière.

— Oui, très chaud », répondis-je.

Béatrice se tourna vers sa grand-mère.

« Elle dit qu’ils ont eu très beau temps en Italie pour leur voyage de noces. Maxim était tout hâlé.

— Pourquoi est-ce que Maxim n’est pas venu aujourd’hui ? demanda la vieille dame.

— On t’a dit qu’il était à Londres, répondit Béatrice avec impatience. Pour un banquet. Giles a dû y aller aussi.

— Ah ! je comprends. Mais pourquoi dis-tu qu’il est en Italie ?

— Il a été en Italie, grand-mère. En avril. Maintenant, ils sont de retour à Manderley. »

Elle regarda vers l’infirmière en haussant les épaules.

« M. et Mme de Winter sont à Manderley maintenant, répéta l’infirmière.

— C’était très joli, ce mois-ci, dis-je en me rapprochant de la grand-mère de Maxim. Les rosiers sont fleuris. J’aurais dû vous apporter des roses.

— Oui, j’aime les roses », dit-elle d’un air vague, puis, me regardant de plus près avec ses yeux d’un bleu éteint :

« Vous habitez aussi Manderley ? »

J’avalai ma salive. Il y eut un silence. Puis Béatrice intervint avec sa voix forte et impatiente.

« Grand-mère chérie, tu sais bien qu’elle y habite. Elle et Maxim sont mariés. »

Je vis l’infirmière poser sa tasse de thé et regarder vivement la vieille dame. Celle-ci s’était renversée sur ses oreillers en tirant sur son châle et sa bouche commençait à trembler.

« Vous parlez trop, tous tant que vous êtes. Je ne comprends pas. »

Puis elle me regarda, les sourcils froncés, et sa tête se mit à branler :

« Qui êtes-vous, ma chère ? Est-ce que je vous avais jamais vue ? Je ne vous remets pas. Je ne me rappelle pas vous avoir rencontrée à Manderley. Qui est cette enfant, Béa ? Pourquoi Maxim ne m’amène-t-il pas Rebecca ? J’aime tant Rebecca. Où est-elle, cette chère Rebecca ? »

Il y eut un long silence, un moment d’angoisse. Je sentais mes joues devenir écarlates. L’infirmière se leva vivement et s’approcha du fauteuil à roulettes.

« Je veux Rebecca, répéta la vieille dame. Qu’avez-vous fait de Rebecca ? »

Béatrice se leva maladroitement en heurtant la table, ébranlant tasses et soucoupes. Elle aussi était toute rouge et elle pinçait les lèvres.

« Je crois qu’il vaudrait mieux la laisser, madame, dit l’infirmière assez rose et agitée. Elle a l’air un peu fatiguée, et quand elle se met à divaguer comme cela, il y en a quelquefois pour des heures. Elle s’énerve ainsi de temps en temps. Ce n’est vraiment pas de chance que ce soit arrivé justement aujourd’hui. J’espère que Mme de Winter comprendra...

— Bien sûr, dis-je vivement, il vaut mieux la laisser. »

Béatrice et moi rassemblions nos gants et nos sacs. L’infirmière s’occupait de nouveau de sa malade.

« Eh bien, qu’est-ce qu’il y a ? On ne veut plus de ce bon sandwich au cresson que j’ai fait exprès pour vous ?

— Où est Rebecca ? Pourquoi est-ce que Maxim n’est pas venu avec Rebecca ? « répondit la petite voix faible et agressive.

Nous traversâmes le salon et le vestibule, et sortîmes. Nous roulâmes le long de l’allée de gravier et franchîmes la grille blanche.

Je regardai la route droit devant moi. Cela m’était égal. Seule, je n’eus attaché aucune importance à cet incident. J’étais ennuyée à cause de Béatrice.

Tout cela était tellement gênant pour elle.

À la sortie du village, elle commença :

« Ma chère, je suis absolument navrée. Je ne sais que vous dire.

— Ne soyez pas absurde, Béatrice, cela n’a aucune importance, dis-je. Cela ne fait rien du tout.

— Je n’imaginais pas qu’elle serait comme cela. Sans quoi, je ne vous aurais jamais amenée chez elle. Je suis vraiment navrée.

— Il n’y a pas de quoi être navrée. Allons, n’en parlons plus.

— Je n’y comprends rien. Elle était parfaitement au courant. Je lui avais écrit en lui parlant de vous, et Maxim aussi. Ce mariage à l’étranger l’avait beaucoup intéressée.

— Vous oubliez son âge, dis-je. Pourquoi se rappellerait-elle tout cela ? Elle ne m’associe pas à Maxim dans sa pensée. Elle l’associe toujours à Rebecca. »

Nous continuâmes à rouler en silence. C’était un soulagement de se retrouver en voiture. L’allure rapide et les tournants brusques ne me faisaient plus peur.

« J’avais oublié qu’elle aimait tant Rebecca, dit lentement Béatrice. Rebecca faisait grand cas d’elle. Elle l’invitait souvent à Manderley. Cette pauvre chère grand-mère était plus alerte en ce temps-là. Elle se tordait de rire à tout ce que disait Rebecca. C’est vrai qu’elle était amusante, et la vieille dame aimait bien ce genre-là. Elle avait un don étonnant, c’est de Rebecca que je parle, pour s’attirer la sympathie des gens : hommes, femmes, enfants, chiens. Oui, grand-mère ne l’a jamais oubliée. Ma chère, vous ne me remercierez pas de cet après-midi.

— Mais cela ne me fait rien, rien du tout », répétai-je machinalement.

Si seulement Béatrice pouvait en finir sur ce sujet. Cela ne m’intéressait pas. Qu’est-ce que cela pouvait faire, qu’est-ce que n’importe quoi pouvait faire ?

« Giles sera très contrarié, dit Béatrice. Il me grondera de vous avoir emmenée là-bas. Je l’entends dire « Mais c’était parfaitement idiot, Béatrice ! « Ah ! je vais en entendre !

— N’en parlez pas, dis-je. J’aimerais mieux que tout cela soit oublié. On ne fera que répéter l’histoire en l’exagérant.

— Giles verra bien à ma figure qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Je n’ai jamais rien pu lui cacher. »

Je me tus. Je savais comment l’histoire allait circuler dans leur petit cercle d’amis. J’imaginais le groupe, le dimanche à déjeuner. Les yeux ronds, les oreilles avides, et les exclamations.

« Mon Dieu, quelle horreur ! Et qu’est-ce que vous pouviez bien faire ? « Puis : « Comment a-t-elle pris ça ? Que ce devait être gênant pour tout le monde ! »

La seule chose qui m’importait, c’était que Maxim n’entendît jamais parler de l’incident. Un jour, peut-être, je le raconterai à Frank Crawley, mais pas maintenant, pas de sitôt.

Nous atteignîmes bientôt la grand-route et le sommet de la colline. Je voyais au loin les premiers toits gris de Kerrith, tandis qu’à droite, dans un creux, s’étendaient les bois profonds de Manderley et, au-delà, la mer.

« Êtes-vous très pressée de rentrer chez vous ? dit Béatrice.

— Non, pas particulièrement ? Pourquoi ?

— Est-ce que vous me trouveriez vraiment infecte de vous laisser tomber à la grille ? Si je vais à un train d’enfer à partir de maintenant, j’arriverai juste à temps pour cueillir Giles à sa descente du train de Londres, et cela lui économisera le taxi de la gare.

— Mais naturellement, dis-je. Je descendrai l’allée à pied.

— Merci beaucoup », fit-elle avec gratitude.

J’avais l’impression qu’elle en avait plus qu’assez de cet après-midi. Elle avait envie de se retrouver seule, et ne désirait nullement se voir offrir un nouveau thé tardif à Manderley.

Je descendis d’auto devant la grille et nous nous dîmes au revoir en nous embrassant.

« Tâchez d’avoir un peu grossi, la prochaine fois que je vous verrai, dit-elle. Ça ne vous va pas d’être si mince. Mes amitiés à Maxim, et pardon pour cette journée. »

Elle s’éloigna dans un nuage de poussière et je m’engageai dans l’allée.

Je me demandais si elle avait beaucoup changé depuis le temps où la grand-mère de Maxim s’y promenait en calèche. Jeune femme, elle la descendait à cheval, elle souriait à la gardienne, comme moi en ce moment. Dans ce temps-là, la gardienne faisait la révérence en balayant l’allée de sa jupe longue. Cette femme me fit un bref signe de tête, puis appela son petit garçon qui jouait avec un chat.

La grand-mère de Maxim avait penché la tête pour éviter ces branches tombantes, et son cheval avait trotté dans l’allée où je marchais en ce moment. L’allée était plus large alors, et mieux entretenue. Les bois ne l’envahissaient pas.

Et je revoyais aussi la grand-mère de Maxim déjà vieille, il y avait quelques années de cela, se promenant sur la terrasse de Manderley, appuyée sur une canne. Et quelqu’un marchait à son côté, riant, la tenant par le bras. Une créature grande et mince, très belle, et qui avait le don, comme disait Béatrice, de gagner la sympathie des gens. Elle plaisait facilement, facilement on l’aimait.

En atteignant enfin le bout de l’allée, je vis l’auto de Maxim devant la maison. Mon cœur bondit. Je courus dans le hall. Son chapeau et ses gants étaient sur la table. En approchant de la bibliothèque, j’entendis des voix, l’une d’elles surtout, élevée, autoritaire c’était celle de Maxim. La porte était fermée. J’hésitai un instant à entrer.

« Vous pouvez lui écrire de ma part de ne plus mettre les pieds à Manderley, entendez-vous ? Peu importe qui me l’a dit. Cela ne fait rien à l’affaire. Je sais que sa voiture a été vue ici hier après-midi. Si vous voulez le voir, vous le verrez hors de Manderley, voilà tout. Je ne veux pas qu’il vienne ici, vous avez compris ? Et rappelez-vous que je vous le dis pour la dernière fois. »

Je me glissai vers l’escalier. J’entendis la porte de la bibliothèque s’ouvrir. Je montai rapidement l’escalier et me dissimulai dans la galerie. Mrs. Danvers sortit de la bibliothèque en refermant la porte derrière elle. Je me tapis contre le mur de la galerie pour ne pas être vue. J’avais aperçu son visage. Il était gris de fureur, crispé, horrible.

Elle monta l’escalier rapidement et sans bruit, et disparut derrière la porte qui menait à l’autre aile.

J’attendis un moment, puis je descendis lentement à la bibliothèque. J’ouvris la porte et entrai. Maxim était debout devant la fenêtre, des lettres à la main. II me tournait le dos. Un instant, je songeai à ressortir sans attirer son attention et à monter dans ma chambre. Mais il avait dû m’entendre car il se retourna en disant avec impatience :

« Qu’est-ce encore ? »

Je souris, les mains tendues :

« Bonjour...

— Oh ! C’est toi ! »

Je vis d’un seul regard qu’il avait dû se mettre très en colère. Sa bouche était dure, ses narines blanches et pincées.

« Qu’est-ce que tu as fait toute seule ? « dit-il.

Il m’embrassa dans les cheveux et passa son bras derrière mes épaules. J’avais l’impression qu’il revenait après une longue absence.

« J’ai été voir ta grand-mère, dis-je. Béatrice m’a emmenée là-bas cet après-midi.

— Comment va la vieille dame ?

— Très bien.

— Et qu’est-ce que tu as fait de Béa ?

— Il fallait qu’elle reparte tout de suite pour aller chercher Giles. »

Nous nous assîmes tous les deux sur le rebord de la fenêtre. Je pris sa main dans les miennes.

« Je t’en voulais d’être parti. Tu m’as manqué horriblement, dis-je.

— C’est vrai ? « dit-il.

Nous restâmes un instant sans parler. Je tenais toujours sa main.

« Il a fait très chaud à Londres ? Demandai-je.

— Oui, c’était affreux. Je déteste Londres. »

Je me demandais s’il allait me raconter ce qui venait de se passer entre Mrs. Danvers et lui. Je me demandais qui l’avait mis au courant de la visite de Favell.

« Il y a quelque chose qui te préoccupe ? dis-je.

— J’ai eu une journée fatigante, répondit-il. Cette route, deux fois en vingt-quatre heures, c’est beaucoup pour un seul homme. »

Il se leva et s’éloigna en allumant une cigarette. Je sus à ce moment qu’il ne me parlerait pas de Mrs. Danvers.

« Moi aussi, je suis fatiguée, dis-je. Quelle drôle de journée ! »